En son très intéressant article sur le Pendule explorateur, mon vénéré maître M. Pionchon (Bulletin de l' Union des physiciens, no 100-lO1, février-mars 1917, p. 118-132) dégage une critique expérimentale que formula naguère Chevreul dans son ouvrage sur la baguette divinatoire, en ces termes:
Développement en nous d'une action musculaire qui n'est pas le produit d'une volonté, mais le résultat d'une pensée qui se porte sur un phénomène du monde extérieur, sans préoccupation de l'action musculaire indispensable à la manifestation du phénomène.
Les phénomènes très généraux de "Self-Hypnose"
Self-Hypnose
Ce principe est-il bien connu des physiciens? Est-il, surtout, mis en pratique par eux? S'inspirent-ils toujours des remarques que fit Chevreul tant à propos des tables tournantes qu'à propos du pendule explorateur?
Je n'ai dû, pour ma part de connaître la remarque importante soulignée ci-dessus, non pas à la lecture d'ouvrages de physique, mais grâce au grand honneur que j'eus naguère de fréquenter à Bordeaux assidûment le laboratoire de M. Pionchon. Mon maître m'y fit lire l'ouvrage de Chevreul, ouvrage que possède également la Bibliothèque Universitaire de Poitiers (n° 16.482 du catalogue).
Le rappel de ce principe paraîtra dès l'abord quelque peu superflu. La méthode expérimentale imprègne, à l'époque actuelle, si totalement toutes nos recherches qu'elle a du réagir, semble-t-il, sur notre mentalité au point que notre curiosité, plus avertie, ne saurait tomber, à l'occasion de l'étude de phénomènes nouveaux, dans les pièges où tombèrent, en 1843, les contemporains de Chevreul, le général Planta, par exemple.
Beaucoup le croiront sans doute. Et dans le désir de clore toute discussion concernant les sourciers et leurs baguettes, discussion que je ne viens en aucune manière de rouvrir ici, la Direction de notre Bulletin parait, un peu rapidement, je le crains, persuadée qu'un physicien averti et sérieux ne saurait plus maintenant tomber dans ce piège tendu par les sens à l'observation qu'est la Self-Hypnose.
C'est là une opinion très inexacte cependant. Tant il est vrai que nous restons les mêmes malgré le cours des âges, tant notre naturelle curiosité et notre instinct du merveilleux et du nouveau nous font mêmement et identiquement commettre les mêmes fautes, les mêmes erreurs que nos devanciers et cela malgré notre éducation scientifique.
Que des gens instruits et rendus par-là même plus curieux encore s'attardent à l'examen des tables tournantes et de la baguette divinatoire, passe encore. Vous souriez, physiciens, et passez outre. Et cependant n'est-ce pas hier encore que des maîtres de notre science et à leur suite la grande majorité des expérimentateurs, bien des directeurs de laboratoire de physique de tous pays, comme aussi leurs élèves, se passionnèrent à l'examen de phénomènes identiques, en dernière analyse, a ceux du pendule explorateur? Il est juste de remarquer, à leur excuse, que le piège tendu aux sens avait notablement changé de forme. Le mode d'examen, les appareils précis empruntés pour l'observation paraissaient, en effet, conférer à l'existence même du fait étudié, une indubitabilité assurée.
C'est justement pourquoi il me semble utile de dégager ici, sous une forme générale et plus simple, le principe de self-hypnose qui condamne l'acceptation de tous les faits incertains dès que leurs protagonistes les affirment avec une assurance qui n'a d'égale que la fermeté qu'ils mettent à repousser à leur égard tout contrôle.
Ce principe devrait être enseigné en Physique. L'unanimité avec laquelle tant de physiciens et non des moindres agirent comme s'ils l'ignoraient montrent la nécessité de le préciser.
Peut-être y gagnerons-nous de préserver les générations futures de physiciens de la fiévreuse production de mémoires dont les Comptes Rendus (1), des plus notoires corps scientifiques gonflèrent, il y a encore moins de dix ans, bien inutilement leurs volumes.
Rayons N
Les phénomènes dits des rayons N, ceux dits de l'émanation pesante ont pendant de longs mois, plusieurs années même, retenu l'attention des plus grands maîtres de la science et à leur suite de tout le monde savant, alors qu'il suffisait, ainsi que je l'ai indiqué dès 1906 de leur appliquer le principe de la self-hypnose pour éviter bien du travail inutile et pas mal de déconvenue.
Sans rappeler ici le détail de ces phénomènes, j'indiquerai très brièvement comment j'ai naguère expérimentalement démontré leur inexistence en leur appliquant en définitive la méthode d'analyse à laquelle Chevreul soumit la question du pendule explorateur.
On étudiait les sources présumées de rayons N en notant l'accroissement d'intensité lumineuse que le prétendu rayonnement imprimait à un écran au sulfure de calcium préalablement insolé.
Citer toutes les études détaillées et des plus précises qui furent faites en partant de ce fait incertain et en somme aujourd'hui reconnu inexact, occuperait plusieurs pages. Tel étudia la réfraction, la dispersion, la polarisation de ces rayons inexistants; tel autre, trouvant dans les tubes à rayons X une source de rayons N, démontra leur polarisation par l'action différente du tube de Röntgen suivant son orientation; tel encore, ayant étudié l’émission de rayons N par les corps en état d'équilibre contraint (bouteille de Leyde chargée, acier trempé, larmes bataviques... que sais-je?) alla jusqu'à anesthésier des limes d'acier, productrices de rayons N, en débouchant au voisinage une fiole de chloroforme; tel obtenait enfin la démonstration de l'existence de ces rayons en déformant brusquement sa canne en arc au dessus et en avant de sa tête: Si on opérait au moment de la tombée du jour et en face d'un cadran d'horloge dont, la nuit venant, on n'apercevait plus distinctement les indications, la flexion de la canne produisant des rayons N permettait aussitôt de lire l'heure.
Je cite, entre mille autres, ce dernier fait parce qu'il est de ceux qui montrent le mieux la parenté entre les faits dits rayons N et ceux de la baguette divinatoire.
La plupart des phénomènes invoqués ne présentaient pas ce caractère d'imprécision et d'évidente suggestion bien au contraire. Certaines expériences semblaient des plus précises, des mieux établies. Ainsi: Un faisceau de rayons N étant dévié et dispersé par un prisme d'aluminium on repérait à coup sûr et plusieurs fois de suite les raies spectrales du faisceau dispersé toujours aux mêmes points d'une règle graduée. Par ces mesures précises et d'ailleurs micrométriques, l'existence des rayons N semblait présenter le caractère démonstratif qu'on accorde aux plus délicates des déterminations de l'optique supérieure.
Les expériences de contrôle qui montrèrent que les rayons N étaient inexistants reviennent, en définitive, à leur appliquer le principe de la self-hypnose.
Les sources présumées de rayons N étaient étudiées au moyen de deux séries d'expériences. En une première série, on intercepte ou non le rayonnement N présumé au moyen d'un écran formé d'une lame de plomb oxydé déplacée par un mouvement de guillotine. Dans ces conditions je savais que j'allais voir ou que j'allais ne pas voir l'effet des rayons N: Le résultat de très nombreux essais faits par groupe de 250 à 300 chaque, oscille entre 75 et 85% en faveur des rayons N. En une seconde série d'essais, je disposais un support circulaire partagé en 4 ou en 6 secteurs alternativement opaques et transparents aux rayons N. Les secteurs opaques étaient garnis d'une lame de plomb en forme de secteur circulaire, secteurs i, 3 et S par exemple, les secteurs transparents étaient non plombés, secteurs 2,4 et 6.
Cet écran circulaire, mobile autour de son centre, était intercalé entre la source présumée de rayons N et la plage de sulfure insolé servant à l'observation. L'écran circulaire partait d'une position inconnue et tournait progressivement en éprouvant 250 à 300 changements successifs de secteur. Dans ces conditions je ne savais plus, à chaque changement de secteur provoqué, si j'allais voir ou si j'allais ne plus voir l'effet des rayons N. Toute concordance, telle que la précédente, disparaît alors: On ne trouve plus que 40 à 57% de coïncidence entre l'observation des rayons N et la possibilité de leur production.
On démontre ainsi expérimentalement que lorsqu'on sait que l'on doit voir des rayons N on les voit dans une proportion de 80% des observations, on se trouve en état d'autosuggestion ou de self-hypnose. Par contre, quand on ignore si l'on va voir ou ne plus voir les rayons N on ne les voit plus que dans une proportion de 50% de très nombreuses observations, c'est-à-dire tout à fait au hasard. L'autosuggestion est déroutée par l'ignorance même où l'on s'est placé des conditions de possibilité du phénomène.
J'avais eu, à l'époque où je combinais ces expériences, tout d'abord la pensée, pour éviter la construction d'un dispositif un peu complique, de faire simplement interposer, à mon insu l'écran par un aide; j'ai renoncé à ce procédé plus simple afin de me mettre à l'abri de trouble possible par télépathie: le signal, de quelque nature qu'il ait été, vocal ou autre, qui m'eût invité à observer, aurait pu inconsciemment m'apprendre que l'écran de plomb était ou non interposé.
Cette précaution n'était pas superflue, ainsi que le montre la critique expérimentale que j'ai faite de l'expérience de la dispersion d'un faisceau de rayons N par un prisme d'aluminium et du repérage exact, plusieurs fois retrouvé des bandes spectrales. A première vue cette expérience de dispersion semble des plus démonstratives et tout à fait impeccable. Il n'en est rien, cependant. En effet, dans cette expérience, le rayonnement spectral Nien s'étend sur un champ assez restreint, 1,8 cm au plus; or les 2/5 environ de ce champ recevrait des plages localisées de rayons N. Dès lors, en opérant au moyen d'une vis de rappel micrométrique manœuvrée à la main, on peut inconsciemment retrouver les mêmes repères sans le vouloir ainsi que je l'ai expérimenté en opérant au moyen d'un palmer. II eût fallu, comme contrôle de self-hypnose, faire manœuvrer la vis de rappel mécaniquement à des vitesses variables et inconnues de l'observateur, aussi lentement d'ailleurs que nécessaire, s'il y avait lieu. Le repère correspondant à un maximum d'éclat peut s'inscrire, tant à l'aller qu'au retour du balayement du champ Nien, sur un tambour enregistreur, par la manœuvre d'un levier approprié.
Depuis la publication de mes expériences de contrôle sur les rayons N, j'ai effectue l'expérience de la déviation du faisceau présumé Nien par le prisme d'aluminium, en inspectant le champ d'observation par le déplacement, mécanique et non pas à la main, de la vis de rappel micrométrique. Les relevés, au lieu de se situer alors à des repères identiques ou à peu près, s'étagent en tous points. Preuve expérimentale que, même dans cette expérience apparemment très précise du prisme d'aluminium, il y a encore self-hypnose que le procédé mécanique d'enregistrement des observations déroute.
Les pseudo-phénomènes qui mettent ainsi en défaut la perspicacité des plus habiles expérimentateurs sont nombreux. J'ai eu, naguère, l'occasion d'en étudier quelques uns, tels les faits dits de lumière noire; tels encore ceux qui consistent à mettre en évidence l'afflux nerveux au moyen de la plaque photographique: La main d'un observateur est, par exemple, appuyée pendant quelques minutes (1 à 3) sur le côté verre d'une plaque sensible avec la forte volonté d'impressionner la plaque: Au développement, la silhouette de la main apparaîtrait, alors même que toute précaution serait prise contre un effet calorifique possible. La silhouette serait d'autant mieux apparente qu'il s'agit d'un sujet plus nerveux et plus puissant. Soumis au contrôle de la self-hypnose, tous ces prétendus rayonnements se réduisent à néant.
Si la lumière noire et moins encore la photographie de l'afflux nerveux n'ont que peu retenu l'attention des savants on n'en saurait dire autant des rayons N. Plus de 100 notes occupant dans leur ensemble plus de 3SO pages des Comptes Rendus de l'Académie des Sciences furent naguère consacrés à ces rayons inexistants. L'expérience comparative de l'écran à secteur à départ inconnu dans le cas des rayons N, comme l'expérience des' yeux fermés imaginée par Chevreul dans le cas du pendule explorateur, dévoilent la nature de l'influence des sources à étudier sur l'observateur. Ces expériences montrent que cette influence n'a rien de physique et qu'elle est d'ordre psycho-physiologique. De ces expériences cruciales on peut déduire "le processus qui lie la représentation mentale d'un acte à l'ébauche infinitésimale de cet acte par certains muscles de l'organisme lié au cerveau dans lequel s'est fait la représentation." On peut conclure de ces exemples et en particulier de l'aventure des rayons N la nécessité, même pour les expérimentateurs les mieux avertis, d'avoir toujours présents à l'esprit les préceptes de critique expérimentale auxquels doit être soumis tout fait nouveau avant d'être admis à l'état de fait expérimentalement et physiquement établi.
Il faut soumettre tout fait expérimental nouveau au principe suivant que je nommerai principe de contrôle ou de self-hypnose et qu'on pourrait ainsi formuler "Aucun fait d'expérience ne peut être admis comme constant et démontré si sa production n'est pas établie indépendamment de la volonté ou de la perception l'expérimentateur qui l'observe." - "Pour que l'existence d'un phénomène physique soit établie avec contrôle sérieux il est absolument indispensable qu'aucune relation de connaissance ne soit établie entre l'action du phénomène étudié à établir et l'observateur qui accuse cette action."
Ou plus simplement enfin:
"L'observateur qui dénonce le phénomène doit ignorer absolument si le phénomène se produit ou non."
Pour l'économie même des sciences expérimentales, les corps savants devraient, de même qu'ils ont décidé, en ce qui concerne les mathématiques, qu'ils n'examineraient plus les solutions des questions de trisection de l'angle, de quadrature du cercle ou du mouvement perpétue, décider mêmement en ce qui concerne la Physique, qu'ils n'examineront plus tout fait réputé physique au sujet on se refuserait a appliquer le principe de critique expérimentale énoncé ci-dessus.
Albert Turpain,
Professeur à la faculté des sciences de Poitiers.
Bulletin de l'union des physiciens - Deuxième partie
Avril-Mai 1917
(1) Les C. R. de l'Académie des Sciences ne comptent pas moins de cent notes sur les rayons N, s'étageant de 1903 à 1906. Dans le seul premier semestre de 1904, on en trouve 63 occupant plus de 230 pages. Aucune de ces notes n'a trait à des expériences de contrôle de l'autosuggestion.